Sur la diffamation, voir aussi ici.
La jurisprudence est très défavorable aux écrivains qui s'inspirent de la réalité. Récemment, Christine Angot, Lionel Duroy, Patrick Poivre d'Arvor et, avant eux, Michel Houellebecq, Philippe Besson ont tous perdu leur procès pour atteinte à la vie privée, voire diffamation. En revanche, il est exceptionnel que la justice décide d'interdire ou de retirer un roman des librairies. L'argument que retiennent les juges le plus souvent est atteinte à la vie privée. Les romanciers tentent de faire valoir leur liberté de création, comme le fera probablement Régis Jauffret, mais ça ne marche pas. Aujourd'hui, la protection de la vie privée prend clairement le pas sur la création littéraire. Quiconque se reconnaît dans un livre est susceptible de faire condamner l'auteur et l'éditeur, explique l'avocat Pierre Langlais. Les avocats de DSK ne vont pas se priver: ils avaient déjà affûté leurs arguments dans le procès intenté à Marcela Iacub. Elle n'avait d'ailleurs pas fait appel.
Peut-on s'emparer
du réel comme on l'entend pour le transformer en fiction? La
réponse remonte à 1881, date de la promulgation de la loi sur la
liberté de la presse, à laquelle vint s'ajouter la jurisprudence
concernant le respect de la vie privée. Si
un texte fait référence à des personnes ou à des situations
réelles, la responsabilité de l'auteur est en jeu.
Et le roman ne bénéficie aucunement d'un traitement de faveur.
Comme l'essai, le document, la biographie, l'article de presse ou
même le tract, il est, dans sa qualité de texte rendu public,
susceptible
d'être poursuivi pour diffamation et injure ou atteinte à la vie
privée.
Ecrire roman sur la couverture d'un livre ou encore Toute coïncidence avec des personnages ayant vraiment existé
est fortuite sur la page de garde ne saurait représenter une
circonstance atténuante.
Au contraire, de telles mentions peuvent laisser penser que le
romancier était très conscient des risques qu'il courait. Donc
peuvent venir à l'appui d'une intention de nuire.
En 1998, Michel Houellebecq se vit contraint de changer la
localisation et le nom du camping peu reluisant et parfaitement
reconnaissable qu'il décrivait dans Les particules élémentaires
pour échapper à la demande d'interdiction de diffusion
déposée par les responsables du camping. Ayant reçu la preuve de
la bonne volonté de l'auteur, le juge des référés a débouté les
plaignants.
Thierry
Jonquet fut poursuivi et relaxé
parce qu'il évoquait dans son roman Moloch les protagonistes d'une
affaire criminelle connue mais jamais jugée.
Puis ce fut l'affaire Lindon-Le Pen dans
laquelle le romancier et l'éditeur firent appel de leur condamnation
pour diffamation.
Et, enfin, l'épisode
Carrère-Erhel.
L'ancienne journaliste de Libération s'était en effet élevée
contre les propos qu'Emmanuel Carrère lui faisait tenir dans son
roman consacré à l'affaire Romand, L'adversaire. Le conflit
fut réglé à l'amiable, c'est-à-dire moyennant modification du nom
de la victime à l'occasion du second tirage du roman, assortie
d'indemnités au titre du préjudice subi lors de la diffusion des 40
000 premiers
exemplaires.
La licence
romanesque
n'existe pas devant la loi. Nombreux furent ceux qui se virent
convoquer pour expliquer, à la suite d'un dépôt de plainte, leurs
agissements romanesques. Jules Verne dut plaider sa cause après la
parution de Face au drapeau, Zola eut droit à une demi-douzaine de procès,
Pierre Daninos se vit condamner pour avoir ridiculisé ses concierges
dans son roman Snobissimo, Serge
Rezvani
dut payer 11 000 francs à son ex-beau-frère Claude Lanzmann, 8 000
francs à la mère de celui-ci, et supprimer les passages incriminés :
l'auteur du Testament amoureux y traitait
son ex-beau-frère d'entremetteur-né et le décrivait
comme un juif fanatique.
Christophe
Donner
fut lui aussi condamné pour atteinte grave à l'intimité de la vie
privée, et à la peine la plus lourde qui soit: le retrait d'un
livre déjà en librairie. Dans L'esprit de vengeance, le romancier
citait nommément le philosophe Paul
Ricoeur
et sa famille dont il fut presque, des années durant, le fils
adoptif.
Lydie Salvayre quant
à elle, pour citer une affaire plus récente, obtint gain de cause
devant les juges. Les membres d'une famille affirmaient s'être
reconnus dans La compagnie des spectres sous les traits de jumeaux abrutis, sentant la pisse, miliciens, assassins....
Les décisions
rendues par les juges relèvent à la fois de l'application
scrupuleuse
d'une loi censée être connue de tous et d'une certaine
indulgence
eu égard au caractère moral du préjudice. En
cas de condamnation, les dommages et intérêts sont peu élevés et
surtout la saisie du livre, autant dire sa mort, n'est quasiment
jamais décidée.
Car s'il est garant du droit des personnes, le juge l'est également
de la liberté
d'expression.
Pour
ce qui est de la diffamation,
prescrite sous trois mois,
la jurisprudence considère qu'à
défaut d'intention malicieuse prouvée et de préjudice établi,
un romancier n'encourt aucune responsabilité en raison de l'emploi
dans son récit du nom et de la profession d'un individu, dès
lors que celui-ci n'a fait l'objet d'aucune imputation diffamatoire
et n'a pas été représenté
comme ridicule, grotesque ou odieux.
Pour ce qui relève
de l'atteinte à la
vie privée, prescrite sous trente ans,
le principe de jugement
considère que l'absence d'intention malveillante ou la recherche de
soi-même, par l'écriture, à travers sa mémoire, ne
sauraient permettre la divulgation de souvenirs partagés avec
d'autres personnes ou étroitement imbriqués à la vie privée de
ces personnes sans leur consentement.
Dans tous les cas l'intention (de nuire ou non) pèse lourdement dans la balance. L'histoire de Jean Dutourd en est un parfait exemple. Poursuivi par
le commandant Royer de la Bastie pour son roman Au bon beurre dans
lequel un certain Duglandier de la Bastie, prisonnier en 1940,
refusait pour des raisons peu glorieuses de s'associer à un projet
de tentative d'évasion, il fut condamné par la cour le 12 janvier
1956 en ces termes : Considérant que si le titulaire d'un
patronyme ne peut, en principe, s'opposer à l'utilisation de son nom
dans un roman ou une œuvre de l'esprit, il est en droit de se
plaindre chaque fois que cet emploi, fait sciemment ou imprudemment,
a contribué à créer dans le public une confusion dommageable entre
lui et le personnage imaginaire auquel son nom ou un nom similaire a
été attribué. Et c'est bien l'imprudence, l'existence d'un
préjudice qui aurait pu
être évité qui aboutit à la condamnation de l'écrivain. Car il
avait laissé paraître dans un journal largement diffusé auprès
d'anciens prisonniers de guerre des extraits de son roman sans
modifier le nom du personnage comme le commandant Royer de la Bastie
le lui avait demandé.
A l'inverse, les
poursuites engagées par un certain Costa à l'encontre de
Montherlant pour Les jeunes filles furent jugées irrecevables.
S'appeler Costa comme le personnage libertin, bref, le mauvais
sujet mis en scène dans le livre, ne suffit pas à prouver qu'il
s'agit de soi. Surtout s'il y a dix-huit Costa dans le seul annuaire
des téléphones de Paris de l'époque, et que
ni la profession ni la domiciliation des deux Costa ne coïncident.
Car il arrive, et cela tourne parfois
au tragicomique, que le hasard fasse mal les choses et que l'auteur
soit de bonne foi. Il est difficile d'inventer un nom de toutes
pièces: Frédéric Dard en a fait la cruelle expérience. Le comte
et la comtesse de Beru lui ont demandé des comptes après avoir
découvert le célèbre personnage de San-Antonio. Mais le risque de
confusion entre personnes et personnages s'étant révélé
impossible, le comte et la comtesse se virent déboutés de leur
demande.
L'auteur est libre mais
responsable, explique Me Vincent Tolédano, journaliste devenu
avocat. Il peut écrire librement, sauf à répondre de l'abus de
cette liberté. C'est le principe du système répressif a
posteriori,
par opposition au régime d'autorisation préalable. Autrement dit:
la censure.
S'il n'apparaît
pas, en matière de roman, que le nombre de plaintes ou celui des
condamnations
ait notablement augmenté ces dernières décennies, en revanche les
raisons et les comportements évoluent rapidement. Il y a des gens qui portent plainte
pour gagner de l'argent,
un point c'est tout, j'appelle cela le syndrome
Voici,
explique l'avocat Emmanuel
Pierrat.
Et ce n'est pas Lucio Mad, l'auteur de Paradis B, innocenté des
noirceurs que lui prêtait un copain mentionné dans le livre, qui
dira le contraire. L'auteur lui avait soumis le manuscrit, et le
futur plaignant avait fait montre d'un enthousiasme sans réserve.
Mais six mois après la publication, voilà que celui-ci assignait en
justice l'auteur et son éditeur pour atteinte à la vie privée. Et
de fanfaronner auprès des autres copains de la bande: Je vais
faire cracher Gallimard, je vais ramasser un paquet.
Scandalisés, les copains ont soutenu l'auteur et le tribunal de
grande instance a débouté le coquin.
De
leur côté, les avocats proposent
de plus en plus souvent un règlement à l'amiable. Mieux vaut modifier un nom et mettre 100 000 francs sur la
table que d'entamer une procédure qui coûtera le double à
l'arrivée, à force de harcèlement procédural, explique Me
Gaultier, avocat notamment des maisons Grasset et Albin Michel.
Derrière
ces considérations financières envahissantes, un autre contentieux,
autrement plus littéraire, se dissimule à grand-peine. Ce qui gêne et déçoit les plaignants finalement, c'est le manque d'imagination des romanciers. En s'ancrant de plus en plus dans le réel (celui des marques, des
faits-divers, des personnalités publiques) ou dans l'intime, les
auteurs s'exposent à un nouveau reproche: celui d'être incapables
d'inventer quoi que ce soit, d'être pilleurs plutôt que créateurs.
Et de faire de la non-fiction sous couvert de fiction. C'est donc
pour arbitrer le conflit entre l'auteur, qui réclame le droit de
s'emparer du réel, et celui du public, qui plaide pour la seule
imagination, que la justice le plus souvent est saisie. Au fond.
S'emparer du réel, puiser dans la réalité pour faire son miel n'est pas s'inspirer du réel, autrement dit l'observer, réfléchir dessus, essayer de la comprendre, en donner une interprétation.
Aux Etats-Unis, les
avocats d'un écrivain ou d'une maison d'édition négocient avec les
familles avant que l'auteur écrive quoi que ce soit!
Sur Internet, un tueur en série vendait récemment les droits de son
histoire au plus offrant. La menace d'un procès permet de se faire
de l'argent. Le
problème, c'est la presse et elle seule! C'est
chez elle que nous trouvons les sujets... Quid alors du devoir et de la liberté d'informer!
La réalité dépasse et dépassera toujours la fiction.
Si un auteur avait écrit un roman sur l'affaire Romand, on lui
aurait ri au nez en lui disant qu'elle était totalement
invraisemblable. Et pourtant, elle est vraie! C'est ce qui la rend
plus fascinante. Idem pour le syndrome de Münchhausen par procuration : cela semble absurde, monstrueux, mais c'est bel et bien réel.