Le
département des sciences du comportement intervient dans
les dossiers "hors normes" comme l'affaire Maëlys : les
profileurs de la gendarmerie expliquent leur travail
France Info - 26/08/2018
La fête bat son plein
dans la salle polyvalente de Moulins-Engilbert (Nièvre), ce samedi 6
mai 2006. Le comité des foires de la région a convié autour de 150
agriculteurs dans ce petit village situé au pied du parc du Morvan.
Les enfants jouent dehors, à proximité du parking. Mathias, 4 ans,
se retrouve seul quelques minutes. Vers minuit et demi, ses parents,
inquiets de ne plus le voir, signalent sa disparition. Les recherches
se mettent aussitôt en place : 80 gendarmes sont mobilisés.
Au petit matin, "on
a retrouvé ses habits, à 300 mètres de la salle des fêtes, puis
son corps, particulièrement bien caché dans le lit d'une rivière",
se souvient Marie-Laure Brunel-Dupin, cheffe du département des
sciences du comportement (DSC), le service des profileurs de la
gendarmerie. Avec deux autres collègues, cette quadragénaire brune
aux cheveux courts est appelée sur place. Leur mission : en
l'absence de suspect, déterminer quel type de personne a pu
commettre ce crime.
Un service créé en 2001
Onze ans plus tard, ces
profileurs sont intervenus sur une scène similaire : la disparition
de la petite Maëlys lors d'un mariage à Pont-de-Beauvoisin (Isère),
dans la nuit du 26 au 27 août 2017. Même si Marie-Laure
Brunel-Dupin se refuse à parler "des affaires en cours",
la participation de ce service unique en France à une enquête aussi
complexe que celle qui vise Nordahl Lelandais a été confirmée par
les autorités judiciaires. La procureure de Besançon a aussi
signalé la saisie du DSC dans l'affaire Alexia Daval, 29 ans, dont
le corps a été retrouvé en partie calciné dans un bois à
Esmoulins (Haute-Saône), fin octobre 2017.
Cette cellule intervient
chaque année, partout en France, dans une cinquantaine d'affaires
comme celles-ci. Les critères ? Un crime qui sort de l'ordinaire,
sans mobile apparent, avec un mode opératoire violent (dégradation
de cadavre, "introduction d'objets", "inscriptions sur
le corps", "ablation de membres ou d'organes"...) et
un auteur introuvable. Ces gendarmes d'un genre particulier peuvent
aussi entrer en scène après l'enlèvement ou la disparition
suspecte d'un mineur.
"On a une analyse
différente des enquêteurs, qui peut compléter leurs dossiers
complexes, tordus, violents", Audrey Renard, une des profileuses
du département des sciences et du comportement.
Le service a été créé
en 2001 sous l'impulsion de Marie-Laure Brunel-Dupin dans le sillage
de l'affaire du tueur en série Patrice Alègre, condamné à
perpétuité pour cinq meurtres. "On s'est rendu compte qu'on
était assez démunis par rapport aux tueurs en série en France, à
l'inverse des Canadiens ou des Américains", explique-t-elle. Il
compte désormais quatre membres permanents, des femmes "analystes
comportementales", diplômées en droit et en
psycho-criminologie, et deux enquêteurs, qui tournent tous les
quatre ou cinq ans.
Ambiance "Mindhunter"
Dans les locaux de la
gendarmerie à Cergy-Pontoise (Val-d'Oise), seul le blason du DSC
signale l'entrée dans leur département : un puzzle inachevé sur
lequel gît une silhouette noire. Ici, pas de mur de photos de crimes
sanglants à la Dexter ou d'écrans géants tactiles façon Minority
Report. Dans la salle de réunion, le tableau Velleda et le
paperboard sont vierges. "Cela nous arrive de les utiliser pour
évoquer des affaires mais la plupart du temps, on se fait passer les
photos et les documents directement sur la table", souligne
Marie-Laure Brunel-Dupin.
L'ambiance se rapproche
plus de l'atmosphère dépouillée de la série Mindhunter, qui
raconte les débuts du profilage criminel dans les années 1970 aux
États-Unis. Les Français rencontrent d'ailleurs régulièrement
leurs homologues américains pour échanger sur des dossiers et des
nouvelles techniques. Sur une photo accrochée au mur, on aperçoit
ainsi le groupe encadré par deux grands gaillards du FBI, en
chemisette-cravate.
Cerner le profil du
meurtrier
Les membres de l'unité
doivent se tenir prêts à partir "dans les deux heures",
parfois la nuit ou le week-end, sur une scène de crime. En ce mois
de mai 2006, ils sont trois à être appelés à la rescousse pour
cerner le profil du meurtrier du petit Mathias. "On se déplace
systématiquement, que l'affaire ait deux heures ou 20 ans. Cela nous
permet d'être au plus près de ces dossiers un peu hors normes",
explique la patronne du département. Si le corps est encore sur
place, ils revêtent l'équipement de la police technique et
scientifique, afin de ne rien polluer. L'humilité et la discrétion
sont de rigueur sur le terrain.
"Il ne faut pas que
les enquêteurs pensent que les cow-boys de Cergy débarquent",
Marie-Laure Brunel-Dupin, cheffe du département des sciences et du
comportement.
Ce jour-là, ils refont
le chemin entre la salle communale et le lieu de la découverte du
corps. "Il a traversé un pont de fortune avec un enfant de 4
ans dans les bras, cela témoigne du caractère improvisé du crime",
analyse a posteriori Marie-Laure Brunel-Dupin.
À la différence de la
police, qui fait appel à des psychologues pour effectuer ce travail
de profiling, tous les membres du département des sciences du
comportement sont gendarmes, officiers de police judiciaire et
portent l'uniforme. De quoi faciliter le travail : ces profileurs ont
accès à toute l'enquête, depuis la scène de crime jusqu'à la
garde à vue, en passant par l'autopsie. Avec ses collègues,
Marie-Laure Brunel-Dupin assiste à celle du petit Mathias. L'enfant
a été violé et tué "par suffocation manuelle", autre
indice, selon elle, d'une certaine "improvisation".
Des outils statistiques
Ces experts travaillent
de concert avec les enquêteurs locaux, leur transmettent des
questions à poser aux témoins, des conseils pour orienter les
investigations. Mais leur cheminement est parallèle.
"On ne rentre pas
dans les PC d'enquête tant qu'on n'a pas notre idée, car les
hypothèses de travail au mur peuvent nous influencer",
Marie-Laure Brunel-Dupin, cheffe du département des sciences et du
comportement.
Afin d'affiner leurs
propres conclusions, les profileurs rentrent à Cergy pour croiser
les constatations sur le terrain avec des outils statistiques. En
observant le contexte socio-culturel et l'environnement de la fête,
les profileurs en déduisent que l'auteur du meurtre de Mathias est
"quelqu'un du coin mais pas de la fête". "On
s'oriente alors vers un prédateur sexuel, qui agit par opportunité
et tue pour éliminer le témoin, sans doute parce qu'il a déjà été
confondu pour des faits d'agression sexuelle sur un ou plusieurs
petits enfants, garçons ou fillettes", résume la criminologue.
Sur les quinze suspects
identifiés par les enquêteurs, ils leur désignent un homme à
auditionner en premier. Cet ouvrier agricole de 57 ans a déjà été
mis en cause pour des agressions sexuelles sur plusieurs enfants.
Mais dans ce dossier de la Nièvre, "il n'y avait pas d'ADN",
se souvient Marie-Laure Brunel-Dupin. "Il fallait d'autant plus
des aveux circonstanciés."
"C'est parce qu'on a
bien compris son crime qu'on le trouve plus vite et qu'on lui pose
les bonnes questions", .Marie-Laure Brunel-Dupin, cheffe du
département des sciences du comportement.
"Il faut lui faire
reconnaître le viol en premier. Même s'il nie l'avoir tué, on
arrivera à le confondre", conseille à l'époque Marie-Laure
Brunel-Dupin. De fait, Christian Beaulieu reconnaît avoir violé le
petit garçon et avoir enfoui son corps sous un amas de feuilles et
de boue. S'ils peuvent se targuer d'avoir "donné un virage à
certaines enquêtes", les profileurs de la gendarmerie insistent
sur la "collégialité" de leur travail. "On ne résout
pas d'affaires, on est vraiment un outil", martèle Marie-Laure
Brunel-Dupin.
Christian Beaulieu est
condamné à perpétuité en décembre 2007. Mais comme le rappelle
Libération, il se refuse, lors de son procès, à évoquer la mort
de l'enfant par asphyxie. "Ils nient tous une partie du crime
qui n'est pas acceptable, avec laquelle ils n'arrivent pas à dormir,
relève la profileuse. Psychologiquement, ils se sont mis une
barrière à un endroit." On pense à Tony Meilhon, condamné
pour le meurtre et le démembrement de Lætitia Perrais en 2011. Il
n'a jamais reconnu avoir découpé sa victime.
Des interrogatoires sur
mesure
Pour faire tomber les
résistances, les profileurs prévoient avec les enquêteurs un
déroulement d'audition. Dans l'affaire Daval, plusieurs médias,
dont franceinfo, ont indiqué que les gendarmes avaient utilisé la
méthode canadienne "Progreai" ("Processus général
de recueil des entretiens, auditions et interrogatoires") pour
faire craquer Jonathann Daval. Cette technique consiste à débuter
l'interrogatoire d'un suspect sur le mode de la conversation, pour le
mettre en confiance, avant de le confronter petit à petit à ses
contradictions.
Dans un premier temps,
l'époux a reconnu avoir étranglé sa femme mais nié avoir brûlé
sa dépouille. Il a changé de version depuis. Refusant d'évoquer
plus avant ce dossier, Marie-Laure Brunel-Dupin signale que "tous
les officiers de police judiciaire sont formés au fur et à mesure à
cette méthode", utilisée pour "les affaires simples".
"Progreai, c'est
pour du tout-venant, nous on fait du sur-mesure", Marie-Laure
Brunel-Dupin, cheffe du département des sciences du comportement.
Pour ajuster au mieux la
méthode d'interrogatoire au suspect, les spécialistes des sciences
du comportement assistent à la garde à vue dans une pièce voisine.
Ils "vont analyser son vocabulaire et son comportement
non-verbal. Reliés à l'interrogateur par micro, ils vont orienter
les questions", expliquait sur Europe 1 Stéphane Bourgoin,
spécialiste du profilage criminel. Selon plusieurs médias, c'est ce
qui s'est produit lors des auditions en garde à vue de Nordahl
Lelandais pour les meurtres de la petite Maëlys et du caporal Noyer.
Le DSC n'intervient plus, en revanche, au stade de la mise en examen.
"Un côté
justicier"
Le travail d'équipe
permet d'encaisser ces dossiers difficiles. "Quand les victimes
sont des enfants, c'est dur, confie la responsable du DSC. Ce qui
protège, c'est le groupe." Et "la passion".
Marie-Laure Brunel-Dupin en convient : "On a tous un côté
justicier qui nous donne des ailes pour supporter le métier."
D'ailleurs, les candidats
pour intégrer le service se bousculent au portillon. "Ici, on
voit l'enquête dans sa totalité", note Marc Bégué, l'un des
deux enquêteurs du service. Ce quinquagénaire officiait à la
brigade de recherches de Brest. "En tant qu'enquêteur, la
formation en matière de criminologie est assez limitée si on ne
fait pas des recherches personnelles et qu'on ne s'intéresse pas à
la psychologie", regrette-t-il. C'est pour aller plus loin dans
ce domaine qu'il a postulé au DSC. Un an après, il est toujours
aussi enthousiaste : "C'est le seul service de ce type en France
et puis c'est gratifiant, on a les plus belles enquêtes."