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"Grâce à la liberté dans les communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées" - Friedrich Nietzsche (Fragments posthumes XIII-883)

07 - SEP 24 - Art. du Monde




Affaire Maddie : la machine McCann

Rares sont les faits divers qui ont suscité une telle émotion par-delà les frontières. Depuis la disparition de Maddie au Portugal, ses parents mènent campagne avec le soutien de spécialistes de la communication.

Yves Bordenave - 24 septembre 2007 - Le Monde

Ils ont les traits tirés, le regard vaguement inquiet. Ils se tiennent par la main. Avec gravité, sans doute pour se soutenir. Elle, comme à chacune de ses apparitions, a accroché le badge à l'effigie de Maddie au revers de sa veste. Ce matin du 9 septembre, alors qu'ils s'apprêtent à quitter Praia da Luz, coquette station balnéaire du sud du Portugal où ils sont arrivés voilà plus de quatre mois, Kate et Gerry McCann semblent un peu perdus au milieu de la meute de journalistes, mais ils font face. Pourtant, rien ne les oblige à affronter cette épreuve. En sortant de cette villa qu'ils louent sur les hauteurs de Luz, ils auraient pu s'engouffrer directement dans la Renault Scenic grise et filer vers l'aéroport de Faro, à une soixantaine de kilomètres, sous l'escorte de la police. Mais les époux McCann, dont le drame a suscité une campagne médiatique mondiale d'une ampleur jamais égalée, s'agissant de gens ordinaires, ne veulent pas donner l'impression d'une fuite à la dérobée.

Ecossais l'un et l'autre, Kate et Gerry McCann ont 39 ans. Ils sont tous les deux médecins en Grande-Bretagne. Lui est cardiologue. Elle, généraliste. Ils vivent à Rothley, dans le Leicestershire, au centre du pays. Jusqu'à ce jeudi 3 mai, la vie semblait leur sourire. Ils s'étaient connus dix ans plus tôt, étudiants en médecine à Glasgow. Lui, plutôt beau garçon à l'allure sportive, s'était employé à séduire cette jolie blonde au sourire parfait qui s'amusait à lui résister. Un an plus tard, alors qu'ils travaillaient en Nouvelle-Zélande, ils s'étaient mariés. Madeleine est née à la suite d'une fécondation in vitro en 2003. Les jumeaux, Amélie et Sean, deux ans après.

En ce printemps déjà estival de 2007, avec plusieurs amis, médecins et parents de jeunes enfants comme eux, ils passent des vacances dans ce village du sud de l'Algarve. Un coin plutôt tranquille avec sa belle plage, ses villas et ses résidences cossues aux façades blanches, qui accueille entre avril et octobre des touristes, anglais pour la plupart. Ce 3 mai vers 22 heures, alors qu'ils viennent de dîner dans un bar à tapas à une centaine de mètres de leur appartement, devant la piscine de la résidence Ocean Club, Kate, selon le récit qu'elle en a fait, s'aperçoit que Maddie, qu'elle a couchée trois heures plus tôt, n'est plus dans son lit. "Ils l'ont enlevée ! Ils l'ont enlevée !", s'écrie-t-elle à plusieurs reprises.


Madeleine McCann, 3 ans, a disparu. Les époux commencent à chercher dans et autour de la résidence. Des amis alertent la police. L'événement n'est pour l'heure qu'un fait divers somme toute banal. Il ne le restera que quelques jours, le temps des premières fouilles dans la résidence et dans le village, puis dans un rayon de 40 km et dans l'océan tout proche.
Les enquêteurs lancent les recherches, le portrait de la fillette aux cheveux blonds et à la bouille d'ange est placardé sur les vitrines des boutiques, les panneaux d'affichage, les postes, les restaurants... Maddie fait la "une" des journaux au Portugal et en Grande-Bretagne. Un site Internet créé par Gerry, findmadeleine.com, suit heure par heure les avancées de l'enquête. L'émotion gagne le Royaume-Uni. La presse écrite, les radios et les télévisions ont dépêché à Praia da Luz des dizaines d'envoyés spéciaux.


Les McCann s'en accommodent. Mieux, ils encouragent cette avalanche d'images : ainsi, selon eux, Maddie ne sombrera pas dans l'oubli. L'affaire ne quittera plus la "une" des journaux britanniques et portugais. A Londres, le gouvernement estime ne pas pouvoir laisser ses deux ressortissants se débrouiller seuls avec leur chagrin à plus de 2 000 km du royaume. L'"affaire Maddie" devient une cause nationale. Son traitement prend les allures d'une campagne de communication, orchestrée selon les règles du marketing. Scotland Yard propose son aide à la police portugaise, le Foreign Office envoie un conseiller pour soutenir les McCann, Clarence Mitchell. Avant de rejoindre, début juin, le cabinet du premier ministre Gordon Brown au 10 Downing Street, cet ancien journaliste de la BBC passe deux ou trois semaines avec Kate et Gerry. Spécialiste des médias, il vient de démissionner, le 18 septembre, de son poste de chef de presse à Downing Street pour retourner auprès des McCann. C'est lui qui, dès le début, leur suggère une recette éprouvée dans le monde politique : marteler le message, nourrir la machine médiatique.


Les McCann comprennent la leçon. Ils mobilisent des célébrités. Des stars du sport, du monde des affaires et de la culture multiplient les messages au grand public. Le footballeur David Beckham, l'écrivain J. K. Rowling, auteur de Harry Potter, le rugbyman Jonny Wilkinson, le patron de Virgin Richard Branson, des entreprises comme Vodafone, McDonald's et Exxon lancent des appels, offrent des récompenses - jusqu'à 2,2 millions d'euros - à qui fournira des renseignements. Le tabloïd britannique The Sun imprime une affiche avec la photo de Maddie légendée en anglais et en portugais : "Avez-vous vu cette fille ? 15 000 euros ou 10 000 livres."
A la mi-mai, alors qu'un suspect, l'Anglais Robert Murat, est interpellé à Praia da Luz - il est toujours mis en examen, mais laissé en liberté -, les McCann ouvrent un fonds de soutien findmadeleine.com qui recueillera près de 1,5 million d'euros. Ils entreprennent une tournée à bord d'un jet privé qu'un milliardaire anglais met à leur disposition, afin d'élargir les recherches à toute l'Europe, d'où parviennent des dizaines de signalements.
Le 19 mai, à la finale de la Cup, qui rassemble comme chaque année 90 000 spectateurs dans le temple du football anglais, le stade de Wembley à Londres, le visage de la petite Maddie apparaît sur un écran géant pendant deux minutes tandis qu'un message est diffusé devant plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs.


"Jamais dans l'histoire, autant de monde s'est intéressé au sort d'une fillette", relève le site Internet SOS-Maddie. Les McCann déploient une énergie sans faille. "Nous devons prouver à Madeleine combien nous l'avons cherchée et combien nous l'aimons." C'est ce que plaide Gerry, selon sa soeur Philomena, auprès de son épouse. Catholiques fervents, les McCann se rendent à Fatima pour prier, puis au Vatican, où Benoît XVI les reçoit le 30 mai et leur donne sa bénédiction sous les flashs des photographes.
Les enquêteurs, eux, travaillent, mais ne lâchent pas une bribe d'information. A l'opinion, ils renvoient un silence qui laisse croire à leur désarroi. La police se tait, les McCann parlent. Quand ce n'est pas eux, leurs proches, leurs amis, leurs familles ont toujours quelque chose à dire.


Début août, alors que les investigations piétinent, les McCann marquent le 100e jour de la disparition de leur fille. Ils organisent des rassemblements, des lectures, des lâchers de ballons, tiennent une conférence de presse d'où Kate lance un message à d'éventuels ravisseurs. La star du rugby anglais, Jonny Wilkinson, lit un texte au stade de Twickenham avant le coup d'envoi du match Angleterre-France. A Praia da Luz, une messe est célébrée en hommage à Maddie dans la petite église aux murs blancs qui surplombe la mer. A la sortie de la messe, les McCann sont applaudis en héros par une foule de badauds, anglais pour la plupart. Tout juste si on ne leur demande pas de signer des autographes.
Pourtant, au même moment, les traces de sang et ce que la police portugaise appelle les "vestiges biologiques" découverts le 4 août dans l'appartement où logeaient les McCann et dans la voiture qu'ils ont louée trois semaines après la disparition sèment le trouble. Appartiennent-ils à Maddie ? Les analyses du laboratoire médico-légal anglais de Birmingham laissent une marge d'incertitude. L'hypothèse de la culpabilité éventuelle des McCann s'esquisse, mais ces derniers ne désarment pas : "Maddie est vivante. Elle a été enlevée. Il faut poursuivre les recherches."


A la mi-juin, le conseiller du Foreign Office Clarence Mitchell a été remplacé par deux porte-parole, Justine McGuinness et David Hughes. "Ce sont les McCann qui nous emploient", assurent-ils. Ils s'expriment pour les McCann mais, plus encore, ils filtrent, trient, sélectionnent les journalistes. Pèsent ce qu'il faut dire et ne pas dire. Biaisent, au besoin. Comme le 8 septembre à l'Hôtel Bella Vista de Praia da Luz. Après avoir réuni les journalistes anglais dans une salle à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes, ils expliquent au reste de la presse - portugaise et internationale - que les McCann sont "épuisés" et aimeraient bien rentrer en Angleterre le lendemain dimanche, mais que le départ a dû être ajourné à la suite de leur mise en examen la veille. Sans prévenir que les McCann ont réservé pour le lendemain à 10 heures un vol EasyJet à destination de l'aéroport d'East Midlands.
"Trouvez le corps et prouvez que nous l'avons tuée." C'est le défi que lancent désormais les McCann aux policiers portugais qui les soupçonnent d'avoir tué accidentellement Maddie et d'avoir fait disparaître son corps. Ils ont annoncé le 15 septembre une campagne d'affichage dans toute l'Europe. Avec l'aide de Richard Branson, qui leur a versé 100 000 livres (150 000 euros) pour "contribuer à leurs frais d'avocats".