57. Les requérants, soulevant une contradiction entre la décision et sa motivation, arguèrent de la nullité de l’arrêt. Ils contestaient plus particulièrement l’analyse effectuée par la Cour suprême concernant le principe de la présomption d’innocence dans la présente espèce.
58. Par un arrêt du 21 mars 2017, les requérants furent déboutés. Dans son arrêt, la Cour suprême considéra que le motif invoqué n’était pas valable aux fins d’une demande en nullité car il n’existait aucune contradiction ni entre la décision et ses fondements, ni entre les fondements mêmes. Dans ses parties pertinentes, l’arrêt se lisait ainsi :
« (...) il a été établi dans l’arrêt [attaqué] que ladite décision [de classement sans suite] ne pouvait équivaloir à une preuve d’innocence.
En effet, la décision ne dit nulle part que des preuves concluantes auraient été réunies et auraient permis de conclure qu’aucune infraction pénale n’avait été commise ou que les accusés au moment des faits (ici requérants) ne l’avaient pas commise (voir l’article 277 § 1 du CPP).
D’ailleurs, la note adressée aux médias (...) indique bien que l’enquête a été classée sans suite en application de l’article 277 § 2 du CPP.
Car, si l’enquête avait été clôturée en application du paragraphe 1 du même article, elle ne pourrait faire l’objet d’une réouverture (...).
De toute façon, l’idée était simplement de contester l’affirmation des recourants selon laquelle ils avaient été déclarés innocents par ladite décision.
Ainsi, dans un cas comme dans l’autre, indépendamment des motifs sous-jacents au classement sans suite de l’enquête (...) nous aurions considéré que la critique publique et le contrôle public du fonctionnement de la justice n’étaient pas interdits (...).
En bref, nous conclurions tout de même que le principe de la présomption d’innocence n’était pas pertinent pour ce qui est de la question que nous sommes appelés à trancher.
(...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LA CONSTITUTION
59. La Constitution garantit le droit à la protection de la réputation et au respect de la vie privée (article 26) ainsi que la liberté d’expression et la liberté de la presse (article 38).
II. LE CODE CIVIL
60. Les dispositions du code civil pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :
Article 70
Protection générale de la personne
« 1. La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d’atteintes illicites contre leur intégrité physique ou morale.
2. Sans préjudice de la responsabilité civile à laquelle donnerait lieu l’atteinte, la personne concernée peut demander des mesures, adaptées aux circonstances de l’affaire, dans le but d’éviter la mise à exécution d’une menace ou d’atténuer les conséquences d’une atteinte. »
Article 335
Conflit de droits
« 1. En cas de conflit entre des droits identiques ou de même nature, les personnes concernées devront transiger dans la mesure du nécessaire pour que tous les droits produisent de façon égale leurs effets, sans que cela ne soit au détriment d’une des parties. »
(...) »
Article 483
Principe général
« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui, ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui, doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.
(...) »
Article 484
Atteinte au crédit et à la réputation (Ofensa do crédito ou do bom nome)
« Quiconque énonce ou révèle un fait susceptible de porter atteinte au crédit et à la réputation d’une personne physique ou morale répondra des dommages causés. »
III. LE CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
61. L’article 277 du CPP est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 277
Classement sans suite de l’enquête (Arquivamento do inquérito)
« 1. Le parquet prend une ordonnance de classement sans suite de l’enquête s’il a recueilli des preuves suffisantes (prova bastante) démontrant qu’il n’a pas été commis de crime, que le prévenu n’a commis de crime à aucun titre ou que la procédure est juridiquement irrecevable.
2. L’enquête est également classée si le parquet n’a pas été en mesure d’obtenir d’éléments suffisants (indícios suficientes) de nature à démontrer qu’un crime a été commis ou à prouver l’identité des auteurs.
(...) »
IV. AUTRES DISPOSITIONS PERTINENTES DU DROIT INTERNE
A. La loi organique sur la police judiciaire
62. Au moment des faits, l’article 12 de la loi organique sur la police judiciaire, telle qu’approuvée par le décret-loi no 275-A/2000 du 9 novembre 2000, se lisait comme suit :
« 1. Les actes de procédure pénale et de coopération judiciaire sont soumis au secret judiciaire, conformément à la loi.
2. Les fonctionnaires en service au sein de la police judiciaire ne peuvent faire de révélations publiques concernant des procédures ou des questions confidentielles, exception faite des aspects visés dans les dispositions du présent texte de loi relatives à l’information publique et aux actions de prévention menées auprès de la population ainsi que dans les dispositions pertinentes du code de procédure pénale.
3. Lorsqu’elles sont admissibles, les déclarations visées au paragraphe précédent requièrent une autorisation du directeur national ou des directeurs nationaux adjoints, sous peine d’une procédure disciplinaire et sans préjuger d’une éventuelle responsabilité pénale.
4. Les actions de prévention et les procédures (...) d’enquête sont couvertes par le secret professionnel, en application de la loi générale. »
B. Le Statut des agents de l’administration publique à la retraite
63. L’article 74 § 1 du Statut des agents de l’administration publique à la retraite (Estatuto da aposentação) tel qu’approuvé par le décret-loi no 478/1972 du 9 décembre 1972 est ainsi libellé : « L’agent retraité dispose du droit à une pension de retraite et demeure lié à la fonction publique. Il conserve les titres et la catégorie du poste qu’il occupait ainsi que les droits et les devoirs qui ne sont pas spécifiquement attachés au statut d’agent en activité (situação de actividade) ».
EN DROIT
I. OBJET DU LITIGE ET QUALIFICATION DES GRIEFS
64. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 2, 8 et 10 § 2 de la Convention, les requérants soulèvent deux griefs devant la Cour. En premier lieu, ils allèguent que les affirmations faites par G.A. à leur égard dans le livre « Maddie : a verdade da mentira », dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans l’entretien accordé au quotidien Correio da Manhã (paragraphes 19, 23 et 24 ci-dessus) ont porté atteinte à leur réputation, à leur crédit, à leur image et à leur droit à la présomption d’innocence. Ils dénoncent, plus particulièrement, le rejet par les juridictions nationales des actions civiles qu’ils avaient engagées pour faire valoir leurs droits au niveau interne. En second lieu, ils arguent que la motivation contenue dans les décisions rendues par la Cour suprême à l’issue de la procédure civile (paragraphes 48 et 58 ci-dessus) a porté atteinte à leur droit à la présomption d’innocence.
65. La Cour note que G.A. était inspecteur de la police judiciaire mais qu’il se trouvait à la retraite au moment de la parution du livre, du documentaire et de l’entretien au quotidien en cause (paragraphe 15 ci-dessus). Elle estime dès lors que ses actes ne sauraient être imputés à l’État. Le premier grief des requérants porte donc sur le manquement allégué des autorités nationales à protéger leurs droits contre les actes d’un particulier. Le deuxième grief porte, quant à lui, sur l’atteinte alléguée au droit des requérants à la présomption d’innocence à raison de la motivation contenue dans les arrêts de la Cour suprême.
66. La Cour rappelle qu’elle est
maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos
37685/10 et
22768/12, § 126, 20 mars 2018). Ainsi, eu égard aux circonstances dénoncées par les requérants et à la formulation de leurs griefs, elle examinera l’atteinte alléguée à leur droit à la protection de la réputation à raison des affirmations faites par G.A. sous l’angle de l’article 8 de la Convention et plus particulièrement sous l’angle des obligations positives découlant de cette disposition (paragraphe 67 ci-dessous), et l’atteinte alléguée à leur droit à la présomption d’innocence à raison de la motivation contenue dans les arrêts de la Cour suprême sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 103 ci-dessous).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
67. Les requérants se plaignent de ne pas avoir obtenu gain de cause au niveau interne en dépit de l’atteinte que G.A. aurait portée à leur réputation, à leur crédit, à leur image et à leur droit à la présomption d’innocence. Tel qu’indiqué précédemment (paragraphe 66 ci-dessus), il convient d’examiner cette partie de la requête sous l’angle du seul article 8 de la Convention. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 8 est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
(...)»
A. Sur la recevabilité
1. Applicabilité de l’article 8 de la Convention
68. La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no
59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, par l’article 8 de la Convention (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no
39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no
64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no
56925/08, § 72, CEDH 2016, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no
17224/11, § 76, CEDH 2017). La Cour a déjà jugé que
la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no
12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no
25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no
12148/03, § 38, 4 octobre 2007, A. c. Norvège, no
28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos
1759/08 et 2 autres, § 65, 30 octobre 2018).
69. Cependant, pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à
causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (voir, Bédat, précité, § 72, Denisov c. Ukraine [GC], no
76639/11, § 112, 25 septembre 2018, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no
41288/15, § 117, 14 janvier 2020, et De Carvalho Basso c. Portugal, (déc.), nos
73053/14 et
33075/17, § 43, 4 février 2021).
70. La Cour note que les affirmations litigieuses formulées par G.A. dans le livre, le documentaire et l’entretien en cause portent sur l’implication alléguée des requérants dans la dissimulation du corps de leur fille, sur l’hypothèse selon laquelle ils auraient mis en scène un enlèvement et sur des actes de négligence présumés à l’égard de leur fille (paragraphes 21-22 ci-dessus). Elle estime que ces affirmations sont d’une gravité suffisante pour appeler l’application de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas, précité, §§ 33 et 38, et comparer avec Jishkariani c. Géorgie, no
18925/09, § 47, 20 septembre 2018).
2. Conclusion
71. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
72. Les requérants dénoncent une atteinte à leur réputation et à leur droit à la présomption d’innocence à raison des affirmations faites par G.A. à leur égard, dans son livre, dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans l’entretien accordé au quotidien Correio da Manhã. Ils arguent que G.A. y assure d’une façon qu’ils qualifient de péremptoire, sensationnaliste et malhonnête qu’ils sont responsables de la mort de leur fille, qu’ils ont dissimulé son corps et qu’ils ont maquillé les faits en enlèvement. Ils déplorent que de telles accusations aient été lancées alors même que l’enquête ouverte à la suite de la disparition de leur fille venait d’être clôturée et qu’ils venaient d’être innocentés. Enquête certes clôturée, mais pas de certificat d'innocence. Les requérants soutiennent que G.A. ne fait même pas référence, dans son livre, au classement sans suite de l’affaire par le parquet en ce qui les concernait. Ils estiment que l’atteinte alléguée a été d’autant plus grave que le livre et le documentaire ont été traduits en plusieurs langues, ce qui a en outre, d’après eux, permis à G.A. de percevoir d’importants bénéfices.
73. Les requérants arguent que les affirmations faites par G.A. contre eux s’analysent en un usage abusif et inacceptable de la liberté d’expression non seulement parce qu’elles soulèveraient des doutes quant à leur innocence, mais encore parce qu’elles mettraient en cause une décision rendue par le parquet. Le classement est clairement faute de preuves suffisantes. D’après eux, cela est d’autant plus grave qu’elles ont été proférées par l’inspecteur qui avait été chargé de l’enquête et qui, en cette qualité, était selon eux tenu au devoir de réserve et au devoir de confidentialité, qu’ils considèrent essentiels pour garantir la confiance du public dans les institutions de l’État. Par ailleurs, ils estiment que G.A. a tiré profit de la notoriété dont il jouissait du fait de son intervention dans l’enquête pénale ouverte sur la disparition de leur fille. Celui-ci aurait invoqué des faits qu’il a qualifiés d’incontestables pour faire valoir sa thèse et conférer de la crédibilité aux allusions faites à leur égard alors même qu’ils venaient d’être déclarés innocents par le parquet. C'est l'erreur fondamentale de l'avocate des requérants d'avoir assuré que le parquet les avait innocentés. D’après les requérants, l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans leur affaire contient une contradiction flagrante en ce qu’il considère que le livre ne relatait rien de nouveau par rapport au dossier d’enquête alors pourtant que les soupçons qui pesaient contre eux auraient été levés.
Les requérants estiment que l’État aurait dû sanctionner le comportement de G.A., non seulement parce qu’ils seraient innocents mais aussi pour protéger leur droit à présomption d’innocence et leur réputation.
b) Le Gouvernement
75. Le Gouvernement considère que les allégations des requérants fondées sur l’atteinte à la présomption d’innocence sont intimement liées à celles relatives à l’atteinte à leur réputation et qu’elles sont donc couvertes par l’article 8 de la Convention.
76. Il indique ensuite qu’en l’espèce se posait la question d’un conflit entre des droits divergents méritant selon lui égale protection, à savoir, d’une part, le droit à la liberté d’expression et d’opinion de G.A., de son éditeur et de son producteur, et, d’autre part, les droits à la protection de la réputation et à la présomption d’innocence des requérants. Le Gouvernement note que, en l’occurrence, les juridictions nationales supérieures ont fait prévaloir les droits des premiers en considérant qu’ils n’avaient pas dépassé les limites de la critique admissible, analyse à laquelle il déclare souscrire pour les motifs suivants. Premièrement, les déclarations litigieuses, s’inscrivant dans une affaire judiciaire ayant fait l’objet d’une couverture médiatique massive tant au niveau national qu’au niveau international, porteraient sur un sujet d’intérêt général. Deuxièmement, cette importante médiatisation se serait traduite pour les requérants par une grande notoriété publique. Troisièmement, les éléments litigieux auraient relevé de la liberté d’opinion de G.A. et ainsi bénéficié d’une plus grande protection. Quatrièmement, les requérants ayant été mis en examen en raison des soupçons qui pesaient sur eux et ces éléments figurant d’ailleurs dans le dossier d’enquête qui avait été communiqué à la presse, la thèse défendue par G.A. dans son livre aurait déjà été rendue publique. Il ne se serait donc pas agi d’éléments confidentiels. Au demeurant, se référant à l’arrêt SIC - Sociedade Independente de Comunicação c. Portugal (no
29856/13, § 69, 27 juillet 2021), le Gouvernement estime enfin qu’une condamnation aurait eu un effet dissuasif concernant le débat sur les affaires judiciaires.
77. Le Gouvernement conclut que les juridictions internes ont fait prévaloir en l’espèce la liberté d’expression de G.A., conformément à la marge d’appréciation qui, selon lui, leur revenait.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
78. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Söderman c. Suède [GC], no
5786/08, § 78, CEDH 2013, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos
40660/08 et
60641/08, § 98, CEDH 2012). La responsabilité de l’État peut ainsi se trouver engagée si les faits litigieux résultent d’un manquement de sa part à garantir aux personnes concernées la jouissance des droits consacrés par l’article 8 de la Convention (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no
61496/08, § 110, 5 septembre 2017, et Schüth c. Allemagne, no
1620/03, §§ 54 et 57, CEDH 2010). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (Von Hannover (no 2), précité, § 99).
79. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports entre individus relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (ibidem, § 104, avec les références qui y figurent). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (ibidem). Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles‑ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (ibidem, § 105, avec les références citées).
80. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no
40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits) et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 77).
81. Les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (voir, Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si les autorités nationales ont réalisé cette mise en balance dans le respect de ces critères, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no
39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos
28955/06,
28957/06,
28959/06 et
28964/06, § 57, CEDH 2011).
82. La Cour rappelle enfin que, pour évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Do Carmo de Portugal e Castro Câmara c. Portugal, no
53139/11, § 31, 4 octobre 2016, et Egill Einarsson c. Islande, no
24703/15, § 40, 7 novembre 2017).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
83. En l’espèce, les requérants reprochent aux juridictions nationales d’avoir manqué à l’obligation positive, qui leur revenait selon eux, de protéger leur droit à la présomption d’innocence et leur réputation (paragraphe 74 ci-dessus). La Cour relève que les juridictions nationales ont bien cerné les intérêts qui étaient en jeu, à savoir, d’une part, la liberté d’expression et la liberté d’opinion de G.A. et, d’autre part, le droit au respect de la réputation qui était lié au droit à la présomption d’innocence des requérants, et qu’elles ont fait prévaloir les droits du premier sur ceux des seconds. Elles ont également observé que ces droits méritaient égale protection et que, dans ces conditions, il était nécessaire de les mettre en balance (paragraphes 41, 44 et 48 ci-dessus).
84. La question qui se pose est donc celle de savoir si les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance de ces droits dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour (paragraphe 81 ci-dessus). Pour les besoins de la présente espèce, la Cour examinera la contribution des éléments litigieux à un débat d’intérêt général, le comportement antérieur et la notoriété des requérants, l’objet du livre, du documentaire et de l’entretien et le mode d’obtention des informations ainsi que le contenu des affirmations litigieuses, leurs répercussions et les circonstances particulières de l’espèce.
i) La contribution à un débat d’intérêt général
85. En ce qui concerne l’existence d’une question d’intérêt général, la Cour observe que les juridictions nationales ont relevé que l’action pénale ouverte concernant la disparition de la fille des requérants avait eu un grand retentissement médiatique tant au niveau national qu’international et qu’elle avait fait l’objet de nombreux débats (paragraphes 40 (point 76), 45 et 50 ci-dessus). Dans son arrêt du 31 janvier 2017, se référant à la jurisprudence de la Cour, la Cour suprême a conclu que l’affaire constituait une question d’intérêt public (paragraphe 50-52 ci-dessus). Le Gouvernement souscrit à une telle analyse (paragraphe 76 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il ne fait effectivement pas de doute que le livre de G.A., son adaptation en documentaire et l’entretien accordé par ce dernier au quotidien Correio da Manhã concernaient un débat qui présentait un intérêt public. En effet, l’importante couverture médiatique qu’a reçue l’affaire témoigne bien de l’intérêt qu’elle avait suscité tant au niveau national qu’international. La Cour rappelle à cet égard que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale (Morice c. France [GC], no
29369/10, § 152, CEDH 2015, et Bédat, précité, § 63). En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en ce qui concerne des questions d’intérêt général, la marge d’appréciation des États en la matière étant ainsi réduite (voir, mutatis mutandis, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no
931/13, § 167, 27 juin 2017). La Cour estime que cela est le cas en l’espèce (comparer avec Morice, précité, § 153, et Prompt c. France, no
30936/12, § 43, 3 décembre 2015).
ii) Le comportement antérieur et la notoriété des requérants
86. En ce qui concerne le comportement des requérants avant la publication du livre et la diffusion des autres pièces litigieuses, la Cour note que les juridictions internes ont jugé établi que les requérants avaient informé la presse au sujet de la disparition de leur fille et qu’ils avaient fait appel à des agences de communication et recruté des attachés de presse (paragraphe 40 ci-dessus – voir les faits établis nos 67 et 77). Dans son arrêt du 14 avril 2016, la cour d’appel de Lisbonne a considéré que ces derniers s’étaient volontairement exposés aux médias (paragraphe 44 ci-dessus). La Cour suprême a, quant à elle, conclu dans son arrêt du 31 janvier 2017 que les requérants étaient devenus des personnes publiques et qu’ils devaient dès lors faire preuve d’une plus grande tolérance concernant le contrôle opéré par le public à leur égard (paragraphe 50 ci-dessus). Le Gouvernement souscrit à cette analyse (paragraphe 76 ci-dessus).
87. La Cour rappelle que, si les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard de toute personne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes ou par sa position (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 122), dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no
21277/05 § 53, 4 juin 2009, et Von Hannover (no 2), précité, § 97).
88. La Cour comprend que, en ayant fait appel aux médias les requérants aient voulu exploiter tous les moyens possibles pour retrouver leur fille. Il n’empêche que, alors qu’ils étaient inconnus du public avant les faits, les requérants ont, du fait de leur exposition aux médias, fini par acquérir une notoriété publique certaine et par entrer dans la sphère publique. Ils se sont, par voie de conséquence, exposés inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes (voir Axel Springer AG, précité, § 54, et comparer avec Ristamäki et Korvola c. Finlande, no
66456/09, § 53, 29 octobre 2013, Salumäki c. Finlande, no
23605/09, § 55, 29 avril 2014, et M.L. et W.W. c. Allemagne, nos
60798/10 et
65599/10, § 106, 28 juin 2018). Cela étant dit, la Cour rappelle que le seul fait d’avoir coopéré avec la presse antérieurement n’est pas de nature à priver de toute protection la personne visée par un article (Egeland et Hanseid c. Norvège, no
34438/04, § 62, 16 avril 2009). Il conviendra donc de déterminer si les limites de la critique admissible ont été dépassées eu égard aux circonstances de l’espèce.
iii) L’objet du livre, du documentaire et de l’entretien et le mode d’obtention des informations
89. La Cour relève que, en l’espèce, l’élément litigieux central est le livre « Maddie : a verdade da mentira » dont G.A. est l’auteur et qui a été publié le 24 juillet 2008 (paragraphes 19-22 ci-dessus). En effet, le documentaire qui a été diffusé sur la chaîne de télévision TVI les 13 avril et 12 mai 2009 puis commercialisé en est une adaptation (paragraphe 24-27 ci-dessus). L’entretien au quotidien Correio da Manhã paru le 24 juillet 2008, jour du lancement du livre, s’inscrit, quant à lui, dans une démarche tendant à en faire la publicité (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour note que les juridictions internes ont relevé que le livre avait été traduit en plusieurs langues (paragraphe 40 (point 28) ci-dessus). Il ne fait donc pas de doute que cet ouvrage a été largement diffusé.
90. La Cour observe que les éléments litigieux concernaient l’enquête pénale que G.A. avait menée sur la disparition de Madeleine McCann jusqu’à ce qu’il en fût écarté (paragraphes 20 et 14 ci-dessus). Dans son arrêt du 31 janvier 2017, la Cour suprême a considéré que les informations litigieuses formulées par G.A. n’étaient pas nouvelles étant donné qu’elles figuraient déjà dans le dossier d’enquête pénale qui avait été mis à la disposition des médias (paragraphes 50 et 17 ci-dessus). Elle a en outre relevé que c’était sur la base de ces éléments que les requérants avaient été mis en examen et que cela avait fait l’objet de plusieurs discussions. Aux yeux de la Cour, il ne semble pas faire de doute, en l’espèce, que les informations contenues dans le livre, le documentaire et l’entretien provenaient du dossier relatif à l’enquête pénale qui était public.
iv) Le contenu des affirmations litigieuses et leurs répercussions
91. En ce qui concerne le contenu du livre, du documentaire et de l’entretien, les requérants dénoncent essentiellement les affirmations selon lesquelles ils auraient, d’une part, dissimulé le cadavre de leur fille qui serait morte des suites d’un accident domestique, et d’autre part, simulé un enlèvement. Ils déplorent que de telles insinuations aient été faites alors qu’à leurs yeux les soupçons qui pesaient sur eux venaient d’être levés au niveau interne avec le classement sans suite de l’affaire (paragraphes 72-73
ci-dessus).
92. La Cour a déjà estimé que les affirmations litigieuses étaient graves d’autant plus qu’elles avaient été formulées non pas par un journaliste ou un quelconque particulier mais par G.A., l’inspecteur qui avait dirigé l’enquête jusqu’à en être écarté le 2 octobre 2007 (paragraphes 70, 8 et 14 ci-dessus). Elle note que, se référant à la jurisprudence de la Cour, les juridictions internes ont néanmoins considéré qu’elles reflétaient l’opinion de G.A. au sujet de l’affaire et qu’elles contribuaient à la discussion d’un sujet d’intérêt public (paragraphes 41, 44 et 51 ci-dessus). Plus particulièrement, dans son arrêt du 31 janvier 2017, la Cour suprême tendait à les considérer comme des jugements de valeur se fondant sur des éléments de fait, à savoir les éléments qui figuraient dans le dossier d’enquête jusqu’au 2 octobre 2007, date à laquelle G.A. avait été dessaisi de l’enquête (paragraphes 50-51 ci-dessus). En outre, d’après la Cour suprême, compte tenu des fins que G.A. disait poursuivre dans l’avant-propos de son livre (paragraphe 21 ci-dessus), celui-ci ne témoignait pas d’une intention diffamatoire à l’égard des requérants (paragraphe 52 ci-dessus).
93. Eu égard au contexte de l’affaire, la Cour est également d’avis que les affirmations litigieuses constituaient des jugements de valeur fondés sur une base factuelle suffisante (voir, mutatis mutandis, Falter Zeitschriften GmbH c. Autriche, no
26606/04, § 23, 22 février 2007). En effet, les éléments sur lesquels se fonde la thèse défendue par G.A. sont ceux qui ont été recueillis au cours de l’enquête et qui ont été portés à la connaissance du public (paragraphe 40 (points 6-7 et 80), et paragraphes 50-51 ci-dessus). En outre, cette thèse avait été envisagée dans le cadre de l’enquête pénale et avait même déterminé la mise en examen des requérants le 7 septembre 2007 (paragraphes 10-13 ci-dessus).
94. La Cour note, par ailleurs, que l’affaire pénale a passionné l’opinion publique tant nationale qu’internationale et qu’elle a suscité de nombreux débats et discussions (paragraphe 40 (point 76) et paragraphe 50 ci-dessus). Comme l’ont relevé la cour d’appel de Lisbonne et la Cour suprême, les affirmations litigieuses s’inscrivaient incontestablement dans un débat d’intérêt public et la thèse de G.A. constituait dès lors une opinion parmi d’autres (paragraphes 44-45 et 50-51 ci-dessus).
95. La Cour note que l’affaire pénale a été classée sans suite par le parquet le 21 juillet 2008 (paragraphe 16 ci-dessus). À cet égard, elle observe que si le livre avait été publié avant la décision de classement sans suite du parquet, les affirmations litigieuses auraient pu porter atteinte à la présomption d’innocence des requérants, garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, en préjugeant l’appréciation des faits par l’autorité d’enquête (voir à cet égard, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 41, série A no 308 et Khoujine et autres c. Russie, no
13470/02, § 96, 23 octobre 2008). Puisque ces affirmations ont été formulées après le classement sans suite, c’est la réputation des requérants, garantie par l’article 8 de la Convention, et la manière dont ceux-ci sont perçus par le public qui sont en jeu (voir, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos
1828/06 et 2 autres, § 314, 28 juin 2018, Istrate c. Roumanie, no
44546/13, § 58, 13 avril 2021 et les références qui y sont citées et, mutatis mutandis, Marinoni c. Italie, no
27801/12, § 32, 18 novembre 2021). Il y va également de la confiance du public dans le fonctionnement de la justice (voir, mutatis mutandis, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313).
96. En l’espèce, la Cour estime néanmoins que, à supposer même que la réputation des requérants avait été atteinte, ce n’est pas à cause de la thèse défendue par G.A. mais à cause des soupçons qui avaient été émis à leur égard, lesquels avaient déterminé leur mise en examen au cours de l’enquête et avaient fait l’objet d’une couverture médiatique très importante ainsi que de nombreux débats. En bref, il s’agissait d’informations dont le public avait pris amplement connaissance, avant même la mise à disposition du dossier d’enquête auprès des médias et la publication du livre litigieux (paragraphe 40 (point 76) ci-dessus). Pour ce qui est de la mauvaise foi de G.A. alléguée par les requérants (paragraphe 72 ci-dessus), la Cour note que le livre a été publié trois jours après le classement sans suite de l’affaire (paragraphes 16 et 19 ci-dessus) ce qui indique qu’il a été rédigé puis imprimé alors que l’enquête était encore en cours (paragraphe 21 ci-dessus). En décidant de mettre en vente le livre trois jours après la décision de classement sans suite, la Cour estime que G.A. aurait pu, par prudence, ajouter une note alertant le lecteur quant à l’issue de la procédure. L’absence d’une telle mention ne saurait toutefois, à elle seule, prouver la mauvaise foi de G.A. D’ailleurs, la Cour note que le documentaire fait, quant à lui, bien référence au classement sans suite de l’affaire (paragraphe 25 ci-dessus).
97. La Cour constate enfin que, après la publication du livre, les requérants ont poursuivi leurs actions auprès des médias. Ils ont notamment réalisé un documentaire au sujet de la disparition de leur fille et continué à accorder des entretiens à des médias au niveau international (paragraphe 40 - (points 68 et 71) ci-dessus). Même si la Cour comprend que la publication du livre ait indéniablement causé colère, angoisse et inquiétude chez les requérants (paragraphe 40 (point 81) ci-dessus), il n’apparaît pas que cet ouvrage ou la diffusion du documentaire aient eu des répercussions sérieuses sur les relations sociales des intéressés ou sur les recherches légitimes qu’ils poursuivent toujours pour retrouver leur fille.
v) Les circonstances particulières de l’espèce
98. Pour ce qui est des circonstances particulières de la présente espèce, la Cour observe que l’auteur des affirmations litigieuses est précisément l’inspecteur de la PJ qui avait coordonné l’enquête autour de la disparition de la fille des requérants jusqu’au 2 octobre 2007 (paragraphes 8 et 14 ci-dessus). En tenant compte de cet élément, les juridictions internes se sont penchées sur la question de savoir si G.A. avait manqué aux devoirs professionnels auxquels il était tenu. Si le tribunal de Lisbonne a jugé que, même s’il était à la retraite au moment des faits, G.A. avait enfreint son devoir de réserve ainsi que le secret professionnel qui le liait (paragraphe 42 ci-dessus), la cour d’appel de Lisbonne et la Cour suprême ne l’ont pas entendu ainsi (paragraphes 45 et 55 ci-dessus). Pour parvenir à leur conclusion, elles se sont fondées sur le fait que les affirmations litigieuses avaient déjà été amplement divulguées et commentées (paragraphe 55 ci-dessus).
99. La Cour peut souscrire à cette analyse. Certes, les affirmations litigieuses se fondent sur la connaissance approfondie du dossier que détenait G.A. du fait de ses fonctions. Cependant, il ne fait pas de doute que celles-ci étaient déjà connues du public compte tenu de l’importante couverture médiatique de l’affaire (paragraphes 8, 10 et 40 (point 76) ci-dessus) suivie de la mise à disposition du dossier d’enquête auprès des médias après la clôture de l’enquête (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour est donc d’avis que les éléments litigieux ne sont que l’expression de l’interprétation de G.A. au sujet d’une affaire médiatique qui avait déjà été amplement débattue. En outre, il n’apparaît pas que G.A. était mû par une animosité personnelle à l’égard des requérants (voir Guja c. Moldova [GC], no
14277/04, § 77, CEDH 2008 ; voir aussi le paragraphe 21 ci-dessus).
100. Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement (paragraphe 76 ci-dessus) quant à l’effet dissuasif qu’une condamnation aurait eu, dans la présente espèce, pour la liberté d’expression au sujet d’affaires d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Koudechkina c. Russie, no
29492/05, § 99, 26 février 2009).
vi. Conclusion
101. Au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que, alors qu’elle statuait en dernière instance, la Cour suprême a procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre le droit des requérants au respect de leur vie privée et le droit de G.A. à la liberté d’expression, en les appréciant à l’aune des critères se dégageant de sa jurisprudence et en se référant amplement à la jurisprudence de la Cour (paragraphes 49, 51, 53 et 55 ci-dessus). Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui de la Cour suprême. Il n’apparaît donc pas que les autorités nationales eussent manqué à l’obligation positive qui leur incombait de protéger le droit des requérants au respect de leur vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.
102. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA MOTIVATION AVANCÉE PAR LA COUR SUPRÊME
103. Les requérants allèguent que la motivation contenue dans les arrêts rendus par la Cour suprême les 31 janvier et 21 mars 2017 à l’issue de la procédure civile (paragraphes 48 et 58 ci-dessus) a porté atteinte à leur droit à la présomption d’innocence. Tel qu’indiqué ci-dessus (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention, lequel dispose :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Les arguments des parties
104. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention en l’espèce. Pour ce faire, il estime qu’il n’existe aucun lien entre la procédure pénale à l’issue de laquelle les requérants ont bénéficié d’un abandon des poursuites et les procédures civiles engagées par eux à la suite de la publication du livre de G.A. et la diffusion du documentaire qui en était l’adaptation. Il observe que la procédure pénale concernait l’établissement des circonstances de la disparition de la fille des requérants alors que les procédures civiles portaient sur les responsabilités civiles découlant du livre et du documentaire litigieux.
105. Les requérants ne se prononcent pas au sujet de l’exception soulevée par le Gouvernement.